Je me sens comme un conquistador qui revient finalement de mille et une batailles après dix ans de conquête. Je viens tout juste de conclure la vente de Gordita avec son nouveau propriétaire. Je marche sous la pluie d'un pas lourd et ralenti en direction de mon auberge. Derrière moi, je traîne mon lourd bouclier de patience et mon long glaive de persévérance. Après plus de deux semaines de procédures d'importation, de douanes, d'enregistrement, d'inspection et d'immatriculation panaméenne, je suis exténué. Ces rapaces de fonctionnaires ont presque eu ma peau. Je suis triste et un peu perdu sans mon cheval mécanique. Malgré tout, je suis soulagé car cette princesse à deux roues commençait à apprécier un peu trop les dorlotages chez les garagistes.
Profondément évaché dans un divan, je regarde la liasse de billets de 20$ que l'acheteur m'a concédée en guise de compensation psychologique. J'en retire un billet et décide de me faire plaisir. Oui, oui: j'ai bien dit PLAISIR. Mais qu'allez-vous penser??? Mais non...rien à voir avec la luxure qui se passe dans le quartier chaud situé non loin d'ici. Il s'agit plutôt d'un petit luxe. Quelque chose que je ne me suis pas offert depuis des lunes. Quelque chose qui me détend et qui me fait sourire à tout coup: une soirée au théâtre.
J'empoigne donc le journal local et survole la section Arts et spestaques. Je tombe sur une pièce nommée «Hasta que la otra nos separe» (Jusqu'à que l'autre nous sépare). Cette comédie burlesque me semble parfaite pour l'occasion. Mais merde!!! La dernière représentation est dans moins d'une heure! D'un click, je google (oui, oui, ça se dit) l'adresse du théâtre et mémorise le trajet. D'un geste inconscient, je m'étire le bras sous mon lit à la recherche de mon casque de moto... euh... plutôt mon pu-de-casque de pu-de-moto. Prout! J'ai un pincement de coeur. Je devrai faire le chemin à pied.
Quatre kilomètres plus loin, j'échange mon billet bancaire contre un billet de la pièce. Les gens s'entassent dans la salle, juste à temps pour l'ouverture du rideau. Mais attendez... de cossé ki dizent?!?Je viens de réaliser que cette pièce est en jargon espagnol...ouch!
D'après ce que j'ai pu en comprendre deux heures plus tard, il s'agirait (et je dis bien «s'agirait») de l'histoire tragiquement drôle d'une femme mure qui vient de se faire dumper par son mari de longue date, et ce, pour une jeune poulette de 20 ans. Mais je crois qu'avec tout le gonflement théâtral burlesque utilisé (énormes poitrines sexy, cris dramatiques, chorégraphie démesurée, combats pathétiquement orchestrés, costumes frivoles, etc...), vous aussi auriez pu comprendre le sens de cette pièce. Celui-ci traite d'un récent phénomène de société: l'explosion du noyau familial et de l'institution du mariage. Je sais, cela vous semble peut-être une banalité nord-américaine, mais ici l'église est toujours très omniprésente et en prend tout un coup. Ceci dit, je suis fier de moi: ma première représentation en espagnol.
Mais sur le chemin du retour à l'auberge, je prend un mauvais tournant et traverse un quartier très pauvre de Panama. Ici, les maisons y sont en carton et les égouts nauséabondes coulent à ciel ouvert. Je ne peux m'empêcher de penser que les gens qui y vivent n'ont probablement pas le luxe du divertissement théâtral, et encore moins d'une pensée analytique de société. Ici, les préoccupations premières sont se nourrir, trouver un toit pour dormir et ne pas se faire tuer. Et parlant de tuer, j'ai à peine le temps de me sentir privilégié, qu'une voiture bondée de policiers blindés et armés m'intercepte et m'embarque instantanément, sans explication. Sur le chemin de l'auberge, le chauffeur m'engueule et m'explique que l'espérance de vie d'un touriste dans ce quartier est de moins de 15 minutes.
Ah. Une chance qu'on m'a béni avant de quitter le Guatemala.